La corruption, dit-on, est aussi
ancienne que l’humanité. Sous ses différentes formes, c’est un problème auquel
le monde doit faire face depuis toujours, avec des efforts constants pour
réduire son impact, peut-être un jour l’éradiquer.
De fait, de nombreux pays
ont abouti à des succès remarquables pour l’endiguer, et plus particulièrement
là où elle pèse sur les interactions quotidiennes entre les citoyens et l’État
ou ses organes. Cependant il est d’autres domaines, notamment celui des
transactions commerciales, dans lesquels ce fléau continue de faire des
ravages. De nombreux pays ont réussi à développer un volet répressif, grâce à
une politique judiciaire rapide et dissuasive qui a considérablement réduit les
délits en jouant sur la crainte de sanctions et d’une atteinte à la réputation.
Mais en ce qui concerne la prévention, tout reste à faire.
En 1993 pourtant, un
homme, Peter Eigen,
épaulé par une vingtaine de citoyens aussi engagés et motivés que lui, lance
une initiative privée pour empêcher les organisations internationales de se
livrer à la corruption – en particulier dans leurs relations avec les pays
pauvres. C’est ainsi que naît Transparency International qui compte à ce jour
plus d’une centaine de bureaux à travers le monde et œuvre à endiguer la
corruption et à rechercher activement la transparence et l’intégrité tant dans
les affaires que dans la gouvernance publique. Et en 1997, avec la formation de
Transparency International India,
la mise sur pied d’un dispositif de lutte contre la corruption en Inde fait un
pas de géant.
La signature
du pacte
Transparency International India lance tout d’abord une campagne de
sensibilisation contre la corruption et met en place des antennes dans de
nombreux États indiens. Mais surtout, en 2006, l’ONG entreprend une initiative
unique et capitale, en collaboration avec le gouvernement fédéral, pour
impliquer la société civile dans la quête pour la transparence dans les marchés
publics, à travers un dispositif spécifique appelé Pacte d’Intégrité. Ce pacte
a reçu le soutien de la Commission Centrale de Vigilance, l’organisme en charge
de la prévention de la corruption et des opérations douteuses auquel le
gouvernement indien a également demandé de recommander des sanctions à
l’encontre de quiconque se livrerait à de tels actes.
Comment cela fonctionne-t-il ? Les
agences de marchés publics intéressées par la mise en œuvre du Pacte
d’Intégrité (on les appellera les mandants) signent d’abord une première
convention avec Transparency International India, s’engageant à lutter contre
la corruption dans leurs opérations de passation des marchés publics à travers
la mise en œuvre du Pacte d’intégrité. Le Pacte engage l’agence et le
soumissionnaire potentiel à une transparence totale de leurs relations. Sa mise
en œuvre implique la signature d’un accord par les agences de marchés publics,
généralement des entreprises du secteur public, et par leurs fournisseurs, et
engage les deux parties à respecter les principes suivants.
Tout d’abord, le mandant devra
superviser le comportement de ses employés et exclure du processus toute
personne réputée avoir partie liée avec le soumissionnaire. En particulier,
aucun de ses employés, que ce soit personnellement ou par l’intermédiaire d’un
membre de sa famille, ne pourra, dans le cadre d’un appel d’offres ou de
l’exécution d’un contrat, demander, accepter ou se faire promettre, pour
lui-même ou par personne interposée, un quelconque bénéfice matériel ou
immatériel auquel il n’a pas légalement droit.
L’égalité d’accès à l’information
est un autre point important. Le mandant, pendant le processus d’appel
d’offres, devra traiter tous les soumissionnaires avec équité et raison. Il
devra notamment, en particulier avant et pendant le processus d’appel d’offres,
fournir à tous les soumissionnaires les mêmes informations et ne devra fournir
à aucun d’entre eux d’information confidentielle ou supplémentaire de nature à
lui donner un quelconque avantage dans le cadre du processus d’appel d’offres
ou de l’exécution du contrat.
Le soumissionnaire/entrepreneur a
également des responsabilités : l’engagement à titre personnel de son dirigeant
est crucial, et les mesures de prévention qu’il s’engage à prendre suivent des
principes similaires.
Tout d’abord, il s’agit de
superviser le comportement des employés. Le soumissionnaire garantit que non
seulement lui-même mais aussi qu’aucun des employés impliqués ne donnera ou ne
promettra à une tierce personne ou pour lui-même, directement ou par
l’intermédiaire de toute autre personne ou d’un engagement ferme, aucun
avantage matériel ou immatériel auquel il n’a pas droit en vue d’obtenir un
avantage personnel pendant le processus d’appel d’offres ou par la suite, au
cours de l’exécution du contrat.
Deuxièmement, la publicité des
actes. Le soumissionnaire/entrepreneur ne devra conclure aucune entente ou
convention non divulguée, qu’elle soit formelle ou informelle, relativement à
toute question qui aurait une incidence sur l’offre, que ce soit en matière de
prix, de spécifications, de certifications, de soumission ou de non-soumission
des offres ou de toute autre action de nature à restreindre la compétitivité.
Sont sujets à publicité, non seulement les accords, mais aussi les paiements.
Le soumissionnaire/entrepreneur devra divulguer tous paiements effectués par
ses soins ou devant l’être, envers tout agent, courtier ou intermédiaire dans
le cadre de l’attribution du contrat.
Bien entendu, il est demandé au
soumissionnaire/entrepreneur de ne transgresser aucune loi anti-corruption.
Les
tierces parties
Cette responsabilité partagée est indéniablement la pierre angulaire du Pacte
d’intégrité. Mais il serait bien naïf de ne pas permettre à une organisation
tierce de surveiller l’ensemble du processus. En prenant en considération le
fait que l’administration locale est partie prenante, il semblerait logique de
confier une responsabilité de surveillance à, disons, un niveau administratif
supérieur – de compétence fédérale, par exemple. Toutefois, c’est une autre
voie qui a été choisie pour faire respecter le pacte : celle de la société
civile.
Le rôle de la société civile dans la
mise en œuvre du Pacte d’intégrité se matérialise par la nomination de
contrôleurs externes indépendants par les agences du secteur public. Des
serviteurs de l’État à la retraite, à la réputation sans tache, sont
sélectionnés par ces organes et désignés comme contrôleurs externes
indépendants, avec l’approbation de la Commission centrale de vigilance. Les
noms de ces contrôleurs doivent être publiés dans l’Avis d’appel d’offre et on
encourage les entreprises soumissionnaires à leur signaler d’éventuelles
irrégularités sur l’ensemble du processus, depuis l’étape de l’avis d’appel
d’offres jusqu’à l’étape d’attribution du marché, puis par la suite, jusqu’à
l’issue de son exécution avec le paiement final. Les contrôleurs externes
indépendants devront enquêter sur toute plainte et faire part de leurs
recommandations à la direction de l’entreprise.
Quelle est la nature de leur pouvoir
? Bien que les conclusions des contrôleurs externes indépendants aient valeur
de recommandation, dans le cas où l’entreprise publique ne les accepterait pas,
les contrôleurs externes ont toute latitude pour soulever la question devant la
Commission centrale de vigilance dont la décision sera finale et exécutoire.
L’expérience montre cependant que l’acceptation de ces recommandations est
globalement la norme. Lorsqu’ils doivent statuer sur une plainte, les
contrôleurs externes suivent généralement la procédure consistant à laisser les
deux parties présenter leur version des faits devant eux, et après avoir
examiné les mérites et les démérites des présentations faites par les deux
parties, à délivrer leurs recommandations. Les entreprises publiques sont
invitées à faire un dernier appel d’offre et également, dans un souci de
transparence, à partager les recommandations des contrôleurs externes
indépendants avec les entreprises soumissionnaires.
Des
effets inattendus
Toutefois, la question se pose : quid des résultats? S’il reste encore à
examiner en profondeur les pactes d’intégrité en tant qu’outils juridiques
destinés à assurer une plus grande transparence et une concurrence équitable
dans la passation des marchés publics, les universitaires aussi bien que la
presse ont d’ores et déjà pris acte de certains effets bien spécifiques.
Un effet inattendu et tout à fait
bienvenu de la mise en œuvre du Pacte d’Intégrité a été de faciliter la
résolution des conflits. Ce pacte est même devenu un outil très efficace en la
matière. Il a pour effet salutaire d’attirer l’attention de l’opinion publique
sur les actions du mandant et fait par conséquent fonction d’amortisseur face
aux prises de décision arbitraires qui sont la racine de toute corruption. Il
fournit également une résolution des litiges rapide et à peu de frais, ce qui
est dans l’intérêt aussi bien de l’adjudicateur de marchés publics que des
entreprises soumissionnaires.
Et de fait, non seulement cela
confère à l’allocation de fonds publics une efficacité accrue, mais cela permet
aussi aux entreprises candidates d’économiser du temps et de l’argent.
Auparavant, les observateurs étrangers tels que la Banque mondiale pointaient
le fait que les procédures de plainte en Inde exigeaient en général de fournir
la preuve d’un comportement délictueux chez les fonctionnaires en charge de
l’adjudication des marchés publics, et que la seule alternative pour les
soumissionnaires éconduits était soit d’exercer un recours en se plaignant
directement auprès des ministères concernés, soit de porter les litiges devant
les tribunaux. La première option comportait certains risques – depuis celui de
se faire des ennemis jusqu’à celui de remettre le sort de son entreprise entre
les mains d’un jugement pas vraiment impartial ni indépendant. La deuxième
option coûtait cher et prenait beaucoup de temps.
Autre point d’achoppement : le
manque de clarté des procédures et de finalité des décisions sur les plaintes,
qui pouvaient être portées simultanément à différents niveaux administratifs.
Aussi bien en théorie qu’en pratique, chacun de ces bureaux pouvait lancer des
évaluations indépendantes et au final parvenir à des conclusions très
différentes : une situation à tout le moins pesante et embarrassante.
Même si le pacte d’intégrité a été
conçu comme un outil anti-corruption, il faut insister sur deux fonctions
secondaires qui sont devenues des caractéristiques essentielles : il est devenu
un outil de contestation des adjudications pour les soumissionnaires
mécontents, ainsi qu’un outil de résolution des différends, ce qui présente le
double avantage d’aider les entreprises à défendre leur cause, là où auparavant
elles avaient plutôt tendance à jeter l’éponge, et de leur faire gagner du
temps et de l’argent lorsqu’elles décident de tenir tête. À cet égard, non
seulement le pacte représente une promesse de mieux utiliser les deniers
publics et peut-être même de les économiser, mais il vient également réduire
les dépenses du secteur privé, permettant ainsi à l’économie dans son ensemble
de bénéficier d’une concurrence accrue.
S’il est vrai que les contrôleurs
externes sont des gens dont la réputation d’intégrité et de dévouement au bien
public n’est plus à faire, il serait malgré tout injuste et peut-être imprudent
de ne pas les indemniser de manière adéquate eu égard au temps et aux efforts
qu’ils investissent dans la résolution des différends. Ils reçoivent donc des
honoraires dont le montant est équivalent à ceux que percevrait un
administrateur indépendant assistant à une réunion de conseil d’administration,
ainsi que, le cas échéant, un défraiement des frais de déplacement et
d’hébergement ; ces honoraires sont à charge de l’entreprise de service public
sans qu’aucun coût ne vienne peser sur les soumissionnaires. Deux contrôleurs
externes indépendants, au maximum, sont nommés pour chaque entreprise du
secteur public, sauf si cette dernière dispose d’un si grand nombre d’unités ou
de sites qu’elle nécessite plus de contrôleurs externes.
On a évoqué l’idée de remplacer les
panels de contrôleurs externes indépendants par des tribunaux spécifiques, mais
à ce jour, il a été décidé de prolonger l’expérience en cours. Bien sûr, on est
en droit d’interroger la fragilité d’un système fondé sur l’éthique personnelle
d’individus donnés. Cependant, il ne faut pas perdre de vue le fait que les
experts ont une réputation personnelle à défendre, et aucune carrière à mener.
D’ailleurs, l’un des effets les plus essentiels du pacte d’intégrité étant la
rapidité et l’efficacité de la résolution des conflits, on serait mieux avisé
de ne pas aller créer un organe administratif complexe et sans doute lent pour
faire face aux plaignants. Au minimum, ces derniers comprendraient le message.
L’appel d’offres électronique :
quand la technologie vient au secours de la loi
La corruption n’est pas seulement affaire de cupidité. Elle est également liée
à des pratiques sociales, à la façon dont les gens se comportent dans les
sociétés traditionnelles – une forme de politesse qui met l’accent sur les
cadeaux et qui ne correspond pas aux normes des sociétés modernes. Mais la
modernité propose des solutions qui lui sont propres. Une autre étape salutaire
vient ainsi du passage à un processus d’appel d’offres virtuel, qui limite plus
encore les interactions entre mandant et soumissionnaires, au cours d’un
processus confronté au double danger de la corruption et du favoritisme. Des «
réunions fréquentes avec les soumissionnaires » sont tenues par les
adjudicateurs, en présence également des contrôleurs externes, afin d’informer
et de former les soumissionnaires. Les organismes publics qui s’engagent dans
l’achat de matériel et de services sont encouragés à mettre à jour leurs
systèmes pour être en mesure de lancer appels d’offres électroniques et
également pour participer à des processus sophistiqués comme celui des «
enchères inversées». Transparency International India contribue également à cet
effort à travers ses prises de parole publiques et des réunions régulières avec
les agences du secteur public, des contrôleurs externes et d’autres parties
concernées.
Le Pacte d’Intégrité a été conçu
comme un outil destiné à développer la transparence dans les marchés publics,
les appels d’offres ou les processus d’octroi de licences mis en œuvre tant par
les institutions publiques que par les organismes privés. On espère qu’une
telle procédure de passation des marchés, équitable et transparente, va non seulement
aboutir à une garantie d’efficacité, mais qu’elle va aussi contribuer à
renforcer la confiance du public envers le gouvernement et le secteur privé. Le
chemin à parcourir est encore long, mais avec ces nouvelles initiatives, on a
bon espoir de voir des résultats positifs se multiplier dans la lutte contre
les pots-de-vin et la corruption dans les opérations de passation des marchés
publics en Inde.
Certains avocats et militants
plaident pour de nouvelles avancées, en pointant par exemple l’absence de nouvelles
sanctions pécuniaires ou pénales, qu’elles portent sur le mandant ou sur les
soumissionnaires. Certes, le cadre juridique pourrait encore être amélioré,
mais on ne peut cependant ignorer le changement culturel et institutionnel
apporté par la mise en œuvre du Pacte d’intégrité, qui a été décrit par les
universitaires comme le premier système formel de contestation des
adjudications relativement indépendant en Inde. Les économistes appellent cela
une rupture. Au final, la technologie n’est donc pas le seul vecteur de progrès
: il arrive que le rôle de moteur de changement – et de croissance – échoie aux
institutions.