01/07/2017

Concurrence Transport et marchés publics, la grande plaie

Entente illicite, abus de position dominante, monopole, projets de concentration... le Conseil de la concurrence a traité 45 dossiers entre 2009 et 2013. Soit une moyenne de près de 8 dossiers par an. Pratiquement tous les grands secteurs ont été ciblés par des demandes d’avis: transport, pilotage maritime, livres scolaires, marché publics, laboratoires de BTP, vente de poisson, insuline, médicaments, grande distribution...

Sur les 30 avis formulés par le régulateur, 8 ont porté sur des projets de concentration. Le premier antécédent de fusion-acquisition concerne le secteur biscuiterie et chocolat. Il a été initié en janvier 2010 par Kraft Food Inc et Cadbury PLC Maroc. En revanche, la première saisine de remonte au 10 février 2009. Elle  porte sur «les pratiques illicites sur le marché des stations carburant de la région Souss-Massa-Draâ».
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La requête de la Fédération nationale des commerçants de carburant au Maroc a été rejetée. «Son objet ne relève pas de nos compétences dans la mesure où il s’agit de contrebande de carburant», précise le rapporteur en chef du Conseil, Khalid Bouayachi. Cette décision date de fin juillet 2009. Soit près d’un an après la nomination du président et des (anciens) membres. Ce qui renseigne l’ampleur des attentes dans le monde économique.
Elle est l’un des exemples qui démontrent l’intérêt pour un opérateur d’être pointilleux sur la procédure qu’il entame face à un concurrent indélicat. En effet, plusieurs entreprises ont vu leurs demandes rejetées pour vice de forme. Et pour cause, l’ancienne loi 06-99 sur la liberté des prix et de la concurrence ne leur donnait pas un accès direct au Conseil de la concurrence.
Une société comme SOS NDD devait ainsi obligatoirement passer par une association professionnelle ou une chambre de commerce, d’industrie et de services. L’opérateur a vu ainsi sa demande d’avis rejetée sur un appel d’offre public relatif à la gestion délégué d’un marché d’assainissement solide (voir encadré).
Selon le bilan de son activité 2009-2013, le transport et les marchés publics font l’objet de saisines récurrentes auprès du Conseil de la concurrence. Les conditions d’accès au marché, les clauses discrétionnaires, la corruption sont le leitmotiv des plaignants. Le patronat (CGEM) a par exemple réclamé en février 2011 «une enquête sur les pratiques anticoncurrentielles dans le transport routier des marchandises».
Le ministère délégué aux Affaires générales et de la Gouvernance a plutôt demandé «un avis sur les prestations des notaires». La loi oblige l’exécutif à saisir le régulateur sur tout projet de réglementation touchant de près ou de loin la concurrence. Une obligation qui n’est pas toujours respectée à la lettre. Et cela risque de s’aggraver vu les vacances forcées auquel le régulateur a été astreint.
D’autant plus que les demandes d’avis augmentent: les trois dossiers du tabac «traînent» depuis 2013.  Des secteurs, comme les assurances et les bureaux de change, sont aussi soupçonnés de pratiques anticoncurrentielles. Reste à ouvrir des enquêtes. Mais qui va le faire?
Les cartographies économiques du Conseil de la concurrence sont un chantier majeur. Depuis son démarrage en août 2008, le régulateur a réalisé 13 études sectorielles faites soit en interne ou par des sociétés de conseil  comme Mazars: télécoms, industrie pharmaceutique, audiovisuel, subvention étatique à la promotion immobilière, finance, ciment, grande distribution, huile de table... Opérateurs, marché, état de la concurrence y sont sondés avec souvent un constat récurrent. Ces secteurs connaissent une assez forte concentration. Elle se traduit par 2 ou 3 entreprises qui détiennent le pouvoir du marché: part, chiffre d’affaires... 
Nouvelles règles mais...
La réforme du droit de la concurrence de 2014 a changé la donne. Il est désormais possible pour une entreprise de se plaindre directement de pratiques déloyales auprès du régulateur.  Ces nouvelles règles touchent aussi les projets de concentration qui doivent êtres notifiés en principe au Conseil de la concurrence. Pour l’heure, le chef du gouvernement garde la main et ses autorisations se basent sur la loi d’avant 2014. Le débat sur la légalité de la démarche se pose (voir page 3). Au point qu’un groupe agroalimentaire français a manifesté sa crainte: «Je ne sais pas si demain le Conseil de la concurrence va se retourner contre nous», confie son représentant auprès de l’instance. «Nous ressentons une certaine gêne lors de l’instruction du dossier... Il reste en stand by justement à cause de l’absence des nouveaux membres», rapporte-t-on auprès du régulateur.
Concurrence: La réforme face à «des oppositions sourdes»
Le ton est amer. Le président du Conseil de la concurrence, Abdelali Benamour, évoque «des oppositions sourdes» lorsqu’on l’interroge sur le blocage de l’instance qu’il chapeaute depuis août 2008. Et pour cause, il a fallu six ans pour élaborer,  adopter et publier le nouveau droit de la concurrence au Bulletin officiel.
Et depuis octobre 2013, le régulateur sous sa nouvelle forme n’a toujours pas vu ses membres nommés: 8 sont désignés par le gouvernement et deux magistrats par le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (cf. L’Economiste n°5028 du 22 mai 2017).
Pour la présidence, «il n’y a pas de mystère face à ce blocage alors qu’il y a des cas urgents en instance». Il est question notamment d’une dizaine de notifications de concentrations déposées par des multinationales. Il s’agit plus exactement de fusions-acquisitions, comme celle tout récemment opérée  dans le secteur de la papeterie-carton ou encore le rachat d’Opel-Vauxhall par Peugeot PSA.
«Pour ne pas bloquer les affaires, nous avons réorienté les demandeurs vers le chef du gouvernement afin d’obtenir les autorisations de concentrations», précise le Conseil de la concurrence. C’est le cas par exemple du dossier des cimentiers Lafarge-Holcim (cf. n°4383 L’Economiste du 21 octobre 2014). Aucune autorisation n’a été officiellement annoncée depuis!
Carburant, le grand test
Les dossiers de concentrations posent un problème juridique (voir page 4). Le régulateur détient selon la nouvelle loi une compétence exclusive en la matière. Que faire si une entreprise vient à contester par la suite l’opération initiée par son concurrent auprès de la Primature?
Le blocage actuel de l’instance de régulation doit composer avec une autre urgence. Une cinquantaine de saisines ont été initiées entre 2013 et 2017 par les opérateurs économiques: agroalimentaire, tabac, assurance, marchés publics, bureaux de change... «Une vingtaine de dossiers ont été instruits et ont fait l’objet d’un projet de rapport qui devra être validé par les futurs membres», confie le chef rapporteur, Khalid Bouayachi.
Mais pour l’heure, la motivation ayant marqué les débuts du Conseil cède la place à un sentiment de désillusion: «Si les nouveaux membres ne sont pas nominés, c’est toute la dynamique engagée depuis 2008 qui sera (définitivement) cassée», estime la présidence. La Banque mondiale est là pour témoigner sur «le rôle actif du Conseil de la concurrence joué depuis 2009 dans l’évaluation des niveaux de concurrence et l’identification des concentrations et des ententes illicites».
Son Mémorandum sur «Le Maroc à l’horizon 2040» n’y va pas de main morte pour critiquer «une application des règles du jeu économiquement inefficace et socialement inéquitable» et qui «explique en grande partie le manque d’ouverture du marché ainsi que la persistance d’un système incitatif sectoriel discrétionnaire, inefficient et source de distorsions».
Entendez par là anticoncurrentiel. Le réquisitoire de la Banque mondiale va encore plus loin: «Le Maroc a besoin d’institutions de marché solides qui promeuvent et garantissent l’ouverture des marchés et la libre concurrence...». Toute la libéralisation économique enclenchée depuis les années 1990 et la régulation qui l’a accompagnée s’en trouve totalement décrédibilisée. Les tergiversations de la politique concurrentielle sont un exemple patent.
En effet, l’institution de Bretton Woods se montre sceptique sur la portée de la réforme de 2014. «L’efficacité de ces nouvelles dispositions légales va se mesurer lors de leur application concrète à travers la capacité du Conseil à résoudre les problèmes de concurrence dans les principaux secteurs», relève-t-elle. Les marchés des carburants et «plus étrangement celui de la viande», comme révélé dans notre édition du jeudi 25 mai 2017, sont de grands tests.
«La nouvelle équipe devra faire preuve de courage moral et éthique», rétorque le président du Conseil de la concurrence lorsqu’on sonde son avis sur les réserves de la Banque mondiale. «Qu’est-ce que cela veut dire quand vous avez eu droit à 10 ans presque de discours d’encouragement et que dans les faits rien ne bouge? C’est qu’il y a en douce des lobbies qui bloquent» le changement. C’est une vraie bataille pour l’Etat de droit qui s’annonce. Encore plus féroce que celle qui a marqué la refonte du droit de la concurrence.