26/05/2017

Procès contre l'Etat

L'article 8 bis du projet de loi de Finances déclare insaisissables les biens de l'Etat. Il soumet le paiement d'une dette à la limite des crédits disponibles au budget de l'administration concernée. Il permet enfin de reporter le paiement aux années suivantes.

Prenons un exemple: Votre terrain a été exproprié par l'Etat qui, en contrepartie, vous propose un montant dérisoire. Vous décidez de contester ce montant devant une juridiction. Le juge vous accorde un montant multiplié par trois ou quatre. L'Etat interjette appel. Mais la Cour vous donne une nouvelle fois gain de cause. L'Etat se pourvoit en cassation mais échoue encore à annuler les décisions précédentes.  


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Toutes les voies de recours ont été épuisées. Six ou sept ans de procédures. D'innombrables déplacements aux tribunaux, des frais, des honoraires d'avocats etc. Entretemps, sur votre terrain, une route a été construite. L'Etat quant à lui rechigne toujours à exécuter, même s'il y a une décision judiciaire définitive en ce sens. Faute de crédits, on vous demande de patienter, d'échelonner le paiement sur plusieurs années. Vous refusez et optez pour l'exécution forcée: Une saisie. Et voilà qu'on vous sort l'article 8 bis de la loi de Finances:
" Les fonds et les biens de l'Etat et des collectivités territoriales ne peuvent en aucun cas faire l'objet de saisie".
En nous plaçant dans cette situation hypothétique,  Maitre Bassamat Fassi Fihri, avocat au barreau de Casablanca, a voulu nous faire part de "la catastrophe" qui s'annonce. L'insaisissabilité des biens de l'Etat devait faire son entrée dans la loi de finances 2015, mais avait été retirée. Elle est aujourd'hui de retour dans l'article 8 bis du projet de loi de Finances 2017, adopté le 12 mai en première lecture par la Chambre des représentants.
Chez la communauté des juristes, qui y voient une atteinte à la Constitution et une menace à la sécurité juridique, la perspective de voir adoptée cette disposition fait grincer des dents.
L'article en question invite les créanciers "porteurs de titres exécutoires ou de décisions judiciaires définitives prononcées contre l'Etat ou les collectivités locales à ne réclamer l'exécution qu'auprès de l'ordonnateur de l'administration publique ou des collectivités concernées."
Pour les entités condamnées, "le règlement doit être ordonnancé dans un délai maximum de 60 jours à compter de la date de notification de la décision", mais le paiement ne peut s'effectuer que "dans la limite des crédits ouverts au budget", qui sont fixés chaque année.  Avec la possibilité, en cas de crédits insuffisants, de payer les montants restants "les années suivantes" tout en écartant toute possibilité de saisie. 
Cet amendement ne figurait pas dans la version initiale du PLF, qui a été présentée par le gouvernement. Il a été introduit par les groupes de la majorité lors de l'examen du projet par la commission des finances. A la Chambre des conseillers, où le texte n'a toujours pas été adopté, cet article pourrait aujourd'hui encore constituer un point de blocage.
Un autre point qui fâche, celui qui subordonne l'exécution du jugement à la disponibilité des crédits. En gros, l'administration n'exécutera pas selon les sommes jugées, mais selon les sommes dont elle dispose.  
"L'Administration a tendance à tempérer sur le paiement, et l'argument de l'insuffisance des crédits est souvent de mise. Or, dès l'ouverture de la procédure, elle est censée provisionner la dette. C'est ce que font les entreprises", commente Me Bassamat, en allusion à la gestion du risque juridique. Pour un connaisseur de la pratique budgétaire, "il est d'usage, surtout chez les collectivités locales, de puiser dans plusieurs lignes budgétaires pour régler les montants restants dus." 
Pour certains, le manque de liquidité n'est qu'une manière de soustraire l'administration à un principe constitutionnel: Les jugements définitifs s'imposent à tous. Les autorités publiques sont tenues de prêter leur assistance à leur exécution (article 126 de la Constitution).
"La force obligatoire des jugements implique la non sélectivité dans leur exécution", explique Abellatif Ouahbi, avocat et parlementaire.  "En plafonnant les crédits alloués à l'exécution des jugements, l'article 8 bis permet à l'administration de contrôler préalablement ce qu'elle va exécuter, alors que d'ordinaire, ce contrôle doit relever du juge." L'esprit de la Constitution se trouve en ce sens dénaturé, puisque "c'est le plafond budgétaire qui devient obligatoire, plutôt que les décisions judiciaires".
Du reste, l'article proposé pose un problème de hiérarchie des décisions. "Les crédits ouverts dans le cadre du budget sont une prérogative du gouvernement, dont les décisions sont hiérarchiquement inférieures aux jugements prononcés au nom du Roi", renchérit Me Ouahbi, dans un billet adressé en début de semaine à la presse.
Pour le groupe de la majorité, c'est plutôt une question d'équilibre. "Entre, d'une part, la force obligatoire des décisions judiciaires et la nécessité de leur exécution, et d'autre part, les contraintes liées à l'intérêt général et à la continuité du service public", ce texte vise à faire la part des choses, se défendent les rédacteurs de l'article 8 bis.  
L'exécution des jugements condamnant l'administration est un sujet sensible. Les condamnations pécuniaires contre l'Etat et ses démembrements engagent fortement leurs budgets. En 2015, les recours juridictionnels contre ses personnes de droit public leur ont coûté 1,6 milliard de DH. Un coût qui ne comprend que les 5.321 décisions judiciaires notifiées à l'Agence judiciaire du Royaume
Or, pour l'administration, "l'exécution des jugements recèle des difficultés pratiques. Celles-ci tiennent essentiellement aux contraintes budgétaires, à la complexités des procédures de paiement assujetties aux règles de la comptabilité publique,  mais aussi en raison de la multiplication des parties prenantes", expliquent les rédacteurs de l'article 8 bis.