20/09/2012

Commande publique : «Il faut voir comment renforcer l’effet de levier que peut avoir la commande publique sur la croissance»

L’élaboration du rapport relatif à la commande publique a nécessité plusieurs auditions des différentes parties prenantes.
Un benchmark international a été nécessaire pour s’imprégner de l’expérience d’autres pays.
Avec une commande publique de l’ordre de 160 milliards de DH, elle devrait avoir un effet accélérateur sur la croissance. Pourtant, elle a essentiellement profité à l’importation.
La réforme en cours du décret de passation des marchés publics demeure procédurale, ce qui risque de ne pas modifier fondamentalement les comportements des agents de l’administration, des entreprises publiques et des collectivités locales.
La limite de la démarche suivie actuellement se constate dans la dégradation de notre balance des paiements et la baisse rapide de nos réserves en devises, comme le souligne Ahmed Rahhou, le président de la Commission économique du Conseil économique et social.
- Finances News Hebdo : Tout d’abord, parlez-nous en tant que président de la commission économique du CES, des faits marquants lors de la préparation et l’élaboration de ce rapport ? Notamment la difficulté d’accès à certaines informations ?
- Ahmed Rahhou : Le travail de la commission a démarré en début d’année 2012 après l’adoption par l’Assemblée Générale du CES de la liste des thèmes à traiter par les différentes commissions au cours de l’année. Nous avons procédé à de très nombreuses auditions de différentes parties prenantes aussi bien de l’Autorité gouvernementale, de l’Administration que des agents économiques et de la société civile. Nous avons par ailleurs mandaté un cabinet pour, en particulier, procéder à un très large benchmark international sur le sujet. Nous avons, en parallèle, organisé beaucoup de réunions d’échanges d’idées et de brainstorming au sein de la commission. Je tiens à préciser que la concertation avec les ministères concernés par la thématique, et les hauts responsables de l’administration directement impliqués a été très bonne. Nous avons eu accès à certaines informations, d’autres n’ont malheureusement pas pu être recueillies pendant la durée de l’étude. Nous les recevrons peut-être un peu plus tard. Nous pensons au CES qu’une réflexion doit être menée pour rendre cet aspect des choses plus fluide, d’autant plus que l’accès à l’information publique est désormais un droit reconnu par la Constitution.

- F. N. H. : Pour beaucoup, la commande publique est un acte anodin. Or, c’est l’un des principaux déterminants de l’activité économique. Sur ce point, pouvez-vous expliquer la corrélation entre commande publique et croissance économique ?
- A. R. : La croissance est induite par le niveau des investissements mais également par celui de la consommation. Or, sur ces deux volets l’Etat, au sens large, c'est-à-dire l’administration centrale, les entreprises et établissements publics, les collectivités locales, représente le premier investisseur, et le premier consommateur sur le marché. Tout cela se retrouve dans la commande publique qui atteint des chiffres de 160 milliards de DH. Il est évident dans ces conditions qu’une variation significative de ce chiffre a une conséquence sur l’économie. Tout le monde imagine aisément qu’une contraction forte de la commande publique peut avoir un effet négatif sur la croissance, ce qui d’ailleurs fait l’objet d’un débat actuellement en Europe. Beaucoup d’hommes politiques de premier plan se demandent si la diminution des dépenses de l’Etat n’entraînera pas la récession. A contrario, on peut s’attendre à ce qu’un accroissement important de cette commande ait un effet accélérateur sur la croissance. Nous ne disposons pas de modèle capable de calculer avec précision cette corrélation, mais elle existe.

- F. N. H. : Dans la réalité marocaine, la période 2007-2011 a été marquée par une nette amélioration de la commande publique qui croît de 30% en moyenne annuelle, alors que le PIB ne croît que de 4,6%. Comment cela peut-il s’expliquer?
- A. R. : Les chiffres de ces dernières années laissent penser que l’accroissement de la commande publique a davantage profité à l’importation et moins à la production nationale. De toute façon, l’évolution de la balance commerciale est là pour nous rappeler à l’ordre. Toute la réflexion du CES sur le sujet est de voir comment renforcer l’effet de levier que peut avoir la commande publique sur la croissance tout en respectant les engagements internationaux de notre pays. L’approche, purement procédurale appliquée aujourd’hui à la politique d’achat concernant le secteur public, ne peut continuer. Le benchmark international que nous avons mené montre que c’est une préoccupation dans tous les pays, même les plus développés, et même les plus libéraux. Notre pays ne peut faire l’économie de cette analyse.

- F. N. H. : Dans le même sillage, quel impact peut avoir la commande publique sur les balances commerciale et de paiement si l’on continue à ce train-là?
- A. R. : Une économie vit et croît par sa capacité à créer des richesses et des emplois. L’Etat n’a pas vocation à être lui-même producteur de richesse, cette mission revient à l’entreprise, mais l’Etat contribue fortement à réguler le marché et à orienter sa capacité créatrice par différents mécanismes, dont l’usage qui est fait de la commande publique. Il faut rappeler qu’à travers le monde des secteurs entiers sont portés par la commande publique de leur pays ou de leur région économique d’origine. De grands pays émergents comme la Chine ou l’Inde en font un sujet principal de leur politique de développement. Le Maroc ne peut se contenter aujourd’hui d’applique des règles de procédure basiques, comme le choix du moins-disant, sans se préoccuper des conséquences sur la croissance et sur l’emploi. La limite de la démarche suivie actuellement se voit dans la dégradation de notre balance des paiements et la baisse rapide de nos réserves en devises.

- F. N. H. : Dans la situation délicate que vit le pays, comment peut-on réformer efficacement le cadre qui régit la commande publique pour plus de transparence, d’efficacité et d’efficience ?
- A. R. : Il y a une réforme en cours du décret de passation des marchés publics. Nous pensons que cela reste une réforme procédurale, qui risque de ne pas modifier fondamentalement les comportements des agents de l’administration, des entreprises publiques et des collectivités locales. Dans un souci louable de transparence et de lutte contre la corruption, les textes réglementaires se transforment en procédures contraignantes qui, au final, malheureusement, diluent les responsabilités, font passer au second plan les préoccupations stratégiques au bénéfice du simple respect des procédures, et ne diminuent même pas de façon significative les pratiques frauduleuses.
Nous proposons une démarche plus politique, où une loi fixe de façon claire les finalités de la commande publique et fixe la responsabilité qui incombe aux politiques et aux responsables publics, des textes réglementaires qui définissent les grandes lignes en matière de passation de marché pour assurer l’équité et la transparence, et de laisser les organismes publics se doter des procédures nécessaires adaptées à leur secteur d’activité dans le respect des lois et des décrets mentionnés ci-dessus.
Il faudrait par ailleurs qu’une instance, à définir, veille à l’évaluation de cette politique et serve de soutien aux différentes composantes de l’administration centrale ou territoriale, et propose des actions à même d’encourager la création de richesse au niveau national.

- F. N. H. : Que prévoit-on comme prochaines étapes pour une meilleure diffusion et application des recommandations du rapport auprès des différents acteurs de la société marocaine ?
- A. R. : Les rapports du CES sont à la disposition de l’Autorité gouvernementale, et du Parlement, qui sont à même de faire évoluer les textes. Nous allons organiser un retour de nos conclusions auprès des responsables politiques et des hauts responsables de l’administration qui ont eu l’amabilité d’être présents à nos auditions. Nous avons eu des contacts avec la presse, et nous continuerons à travailler avec les représentants de la société civile et avec les organisations professionnelles concernées.
Propos recueillis par Imane Bouhrara
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