25/04/2011

Entretien avec Abdesselam Aboudrar, président de l'Instance centrale de prévention de la corruption

LE MATIN : L'Instance s'est-elle déjà inscrite dans l'esprit du changement en attendant la révision de son statut ?
ABDESSELAM ABOUDRAR:
Bien sûr. Avant même le changement, nous étions dans cet état d'esprit. D'emblée, malgré les limites de notre cadre juridique et de nos moyens, nous avons pris au sérieux notre mission et nous avons fait preuve de transparence dans nos déclarations et rapports. Peu après le 20 février, nous avons tenu notre assemblée plénière. Nous avons inscrit le débat dans l'esprit du temps afin de répondre aux revendications largement partagées par l'opinion publique et les jeunes.


Concrètement, que va changer la révision du cadre juridique de l'Instance ?

Il s'agit en premier lieu du positionnement de l'Instance qui sera plus clairement indépendante de l'Exécutif avec une autorité morale supérieure. Les prérogatives seront plus élargies. On ne va plus se contenter d'enregistrer les plaintes et de les transmettre à l'autorité judiciaire, mais également l'Instance prendra part à certaines investigations et marquera avec plus de force son droit d'accès à l'information. L'Instance aura le droit de participer à certaines investigations de telle sorte à appuyer quelques dossiers. Il ne s'agit pas du volet sanction qui reste l'apanage de l'autorité judiciaire. L'Instance sera dotée de moyens humains et financiers ainsi que des mécanismes juridiques pour exercer certaines prérogatives qui lui sont déjà accordées comme la supervision de la mise en œuvre des stratégies, le suivi, l'évaluation, la coordination…

Vous vous plaignez de la faiblesse du budget de l'Instance. Est-ce que vous aurez les moyens de vos ambitions pour exercer les nouvelles prérogatives ?

Nous ferons tout pour avoir les moyens d'abord humains et ensuite financiers autant que la situation du pays le permet. Dans certains pays, de telles Instances sont bien financées car on considère que le budget qui leur est alloué est un budget d'investissement et non pas de fonctionnement.
En face, on leur assigne la mission de diminuer l'impact de la corruption qui se chiffre en milliards. Notre budget se chiffre en dizaine de millions de dirhams, les pertes dues à la corruption se chiffrent en milliards. A titre de comparaison, à Singapour, un pays de 6 millions d'habitants, le budget de l'Instance est cent fois le nôtre !

Quelles sont les autres mesures juridiques qui doivent accompagner cette révision?

Au niveau juridique, un point important est en cours de discussion, celui de la protection des victimes, des témoins, des dénonciateurs…C'est un élément capital vu que c'est grâce à l'aide des victimes et des témoins que l'on peut dévoiler des cas de corruption. Pour que les gens puissent oser, il faut qu'ils soient protégés. Le deuxième élément concerne les procédures permettant de gérer les conflits d'intérêts : l'intérêt personnel et l'intérêt général.
Le troisième élément a trait à l'accès à l'information qui est le gage de la transparence et de la prise en main par les citoyens de leur destinée. Par ailleurs, notre rapport de 2009 contient de tas de mesures juridiques pour faire avancer la cause de la lutte contre la corruption. Nous les suivrons point par point. La réforme de la Justice est incontournable. On ne pourra pas avancer dans la lutte contre la corruption si en parallèle la réforme de la Justice n'est pas mise en œuvre.

Vous avez cité le projet de loi portant sur la protection des victimes et des témoins. Transparency s'est plainte du fait qu'elle n'aurait pas été consultée...

Elle a été plus qu'associée dans l'élaboration du projet de loi. C'est une dynamique qui dure depuis des mois. Nous avons préparé une plateforme que nous avons soumise à un groupe de travail au sein de l'Instance dans lequel a été représentée Transparency. Des experts étrangers ont été ensuite associés. On a tenu un atelier d'une journée et demie auquel ont été conviés des représentants de Transparency. On a ensuite tenu une journée de travail interne à laquelle l'association est normalement représentée. Le texte a été enfin soumis à notre assemblée plénière le 24 février qui l'a formellement approuvé. Donc, c'est une critique infondée.

Quelles sont les mesures prioritaires ne nécessitant pas des moyens financiers pour la lutte contre la corruption et qui auront un impact palpable ?

Il n'existe pas des mesures qui ne nécessitent pas des moyens financiers. N'importe quelle mesure implique des coûts.
En premier lieu, il faut adopter des textes et veiller surtout à leur mise en œuvre. Il y a des choses qui sont relativement simples. Par exemple, afficher des procédures par les administrations, doter les fonctionnaires en contact avec les citoyens de badges, éviter la circulation de l'argent liquide notamment au niveau du paiement d'amendes, instaurer des lignes vertes pour accueillir les plaintes des citoyens, mettre à plat tous les pouvoirs discrétionnaires…
Le reste est coûteux et long à parachever notamment la réforme de la Justice. Le volet «sanction» est également important. On n'a pas besoin de campagnes d'assainissement occasionnelles mais d'une justice qui fonctionne bien. La Cour des Comptes a mis le doigt sur un certain nombre de dysfonctionnements qui doivent suivre leur cours…

Cela fait des années que le gouvernement affiche la volonté de lutter contre la corruption sans pour autant aboutir à des résultats satisfaisants. Où se situe le dysfonctionnement ?

Il n'y a pas de stratégie. Il faut définir les objectifs, les responsabilités, les délais et des indicateurs de performance et évaluer les réalisations. Le grand handicap est relatif à la mise en œuvre. Annoncer une mesure et ne pas la mettre en œuvre c'est pire que de ne rien annoncer.

Ce sera à l'Instance ou au gouvernement d'arrêter la stratégie ?

Jusqu'à présent, on se rejette la responsabilité de part et d'autre. Effectivement, une grande confusion existe à ce niveau-là. Nous pensons que c'est le rôle de l'Instance de doter le gouvernement d'une stratégie. La confusion s'est installée lorsque le gouvernement a mis en place une commission. Nous voulons saisir l'occasion de la révision des textes de l'Instance pour clarifier cette situation. Si l'Instance a été créée c'est pour doter non seulement le gouvernement mais le pays d'une stratégie nationale qui devrait engager et les pouvoirs publics et le secteur privé et la société civile.

Quid de la mise en œuvre ?

Nous sommes partenaires. Ce n'est pas parce que l'Instance change de texte qu'elle deviendra maîtresse de toute la décision. Les pouvoirs qui gèrent le pays sont très clairs. Nous sommes un partenaire des trois pouvoirs, nous ne pouvons nous y substituer.

Qu'en est-on dans l'élaboation de cette stratégie ?

Nous avons des idées claires. En fait, nous avions des priorités. Il faut un certain nombre de briques pour faire une stratégie. Aujourd'hui, nous sommes mûrs pour présenter une stratégie d'ensemble.

Quelles sont vos priorités dans cette période de transition ?

Outre la révision du cadre juridique, nous avons démarré l'élaboration du deuxième rapport de l'Instance. Il est important que ce rapport sorte. Ce sera en quelque sorte le testament de l'ancienne Instance Centrale de Prévention de la Corruption qui définira son bilan et ses propositions. Il y a aussi les deux propositions de textes sur le conflit d'intérêts et l'accès à l'information ainsi que l'élaboration d'une véritable stratégie pour le pays.

Avez-vous senti un impact concret du rapport 2009 de l'Instance ?

Le rapport a été bien accueilli car il a été fait d'une manière sérieuse, honnête et méticuleuse. Les éléments sur lesquels nous n'avions pas de connaissances approfondies, nous les avons juste effleurés. A titre d'exemple, nous n'avons pas cadré réellement le volet économique comme l'économie de la rente, le monopole, la corruption dans le secteur privé. Nous avons commencé à travailler avec chacun des partenaires (le privé, le Parlement et le gouvernement) en ce qui concerne la mise en œuvre. Mais, nous ne sommes pas allés loin. Huit mois après, il n'y a pas grand-chose qui a été mis en œuvre. Je crois que le gouvernement est en train de prendre au sérieux ce travail et se penche sur sa mise en œuvre point par point avec chacun des partenaires.

Sur quoi le rapport de 2010 sera-t-il axé ?

C'est la continuation. Il devrait contenir les propositions et ce qui a été réalisé. Ce sera rapide car peu de choses ont été mises en œuvre.
C'est aussi le fruit de toutes les initiatives que nous avons prises pendant toute l'année. Nous avons en particulier au courant de cette année procédé à deux études importantes; l'une sur le secteur de la santé et l'autre sur celui du transport. Il faut qu'on passe à d'autres études sectorielles. L'approfondissement des connaissances est, en effet, l'une des missions qui nous sont assignées pour qu'on ne reste pas à la superficie.
Nous passerons aussi au secteur de l'habitat et de l'urbanisme connu comme très exposé aussi à la corruption.

En deux ans et demi, qu'auriez-vous pu réaliser si les prérogatives de l'Instance étaient larges ?

On a beaucoup fait en deux ans et demi. Nous avons beaucoup appris. Cela nous permettra de gagner du temps par la suite. On a clarifié la situation. On aurait pu gagner le temps au niveau de certains volets comme la simplification des procédures, le lancement de la mise en œuvre de la réforme de la justice, l'instruction d'un certain nombre de dossiers…On a passé plusieurs années sans que des dossiers soient soumis à la justice et traités. Il y en a qui datent de 10 ans. Mais l'histoire ne s'écrit pas avec des «si» ; il faut aller de l'avant.

Comment évaluez-vous le contexte que le Maroc est en train de vivre ?

C'est un contexte très prometteur dans la mesure où l'on assiste à une accélération des réformes. Celles-ci sont prises par le haut tant de l'échelle du pouvoir que des priorités. Le chantier de la révision de la constitution est important car c'est ce qui trace le terrain d'action.
Maintenant, c'est aux différents protagonistes de donner un contenu à ces réformes que j'espère les plus hardies possibles pour que l'on puisse rattraper le temps perdu, et quand on veut, on peut.