L'article 8 bis du projet de loi de Finances déclare
insaisissables les biens de l'Etat. Il soumet le paiement d'une dette à la
limite des crédits disponibles au budget de l'administration concernée. Il
permet enfin de reporter le paiement aux années suivantes.
Prenons un exemple: Votre terrain a été exproprié par l'Etat qui, en
contrepartie, vous propose un montant dérisoire. Vous décidez de contester ce
montant devant une juridiction. Le juge vous accorde un montant multiplié par
trois ou quatre. L'Etat interjette appel. Mais la Cour vous donne une nouvelle
fois gain de cause. L'Etat se pourvoit en cassation mais échoue encore à
annuler les décisions précédentes.
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Toutes les voies de recours
ont été épuisées. Six ou sept ans de procédures. D'innombrables déplacements
aux tribunaux, des frais, des honoraires d'avocats etc. Entretemps, sur votre
terrain, une route a été construite. L'Etat quant à lui rechigne toujours à
exécuter, même s'il y a une décision judiciaire définitive en ce sens. Faute de
crédits, on vous demande de patienter, d'échelonner le paiement sur plusieurs
années. Vous refusez et optez pour l'exécution forcée: Une saisie. Et voilà
qu'on vous sort l'article 8 bis de la loi de Finances:
" Les fonds et les biens
de l'Etat et des collectivités territoriales ne peuvent en aucun cas faire
l'objet de saisie".
En nous plaçant dans cette
situation hypothétique, Maitre Bassamat Fassi Fihri, avocat au barreau de
Casablanca, a voulu nous faire part de "la catastrophe" qui
s'annonce. L'insaisissabilité des biens de l'Etat devait faire son entrée dans la loi de finances 2015, mais avait été retirée. Elle est
aujourd'hui de retour dans l'article 8 bis du projet de loi de Finances 2017,
adopté le 12 mai en première lecture par la Chambre des représentants.
Chez la communauté des
juristes, qui y voient une atteinte à la Constitution et une menace à la
sécurité juridique, la perspective de voir adoptée cette disposition fait
grincer des dents.
L'article en question invite
les créanciers "porteurs de titres exécutoires ou de décisions judiciaires
définitives prononcées contre l'Etat ou les collectivités locales à ne réclamer
l'exécution qu'auprès de l'ordonnateur de l'administration publique ou des
collectivités concernées."
Pour les entités condamnées,
"le règlement doit être ordonnancé dans un délai maximum de 60 jours à
compter de la date de notification de la décision", mais le paiement ne
peut s'effectuer que "dans la limite des crédits ouverts au budget",
qui sont fixés chaque année. Avec la possibilité, en cas de crédits
insuffisants, de payer les montants restants "les années suivantes" tout
en écartant toute possibilité de saisie.
Cet amendement ne figurait pas
dans la version initiale du PLF, qui a été présentée par le gouvernement. Il a
été introduit par les groupes de la majorité lors de l'examen du projet par la
commission des finances. A la Chambre des conseillers, où le texte n'a toujours
pas été adopté, cet article pourrait aujourd'hui encore constituer un point de
blocage.
Un autre point qui fâche,
celui qui subordonne l'exécution du jugement à la disponibilité des
crédits. En gros, l'administration n'exécutera pas selon les sommes jugées,
mais selon les sommes dont elle dispose.
"L'Administration a tendance à tempérer sur le paiement, et l'argument de
l'insuffisance des crédits est souvent de mise. Or, dès l'ouverture de la
procédure, elle est censée provisionner la dette. C'est ce que font les
entreprises", commente Me Bassamat, en allusion à la gestion du risque
juridique. Pour un connaisseur de la pratique budgétaire, "il est
d'usage, surtout chez les collectivités locales, de puiser dans plusieurs lignes
budgétaires pour régler les montants restants dus."
Pour certains, le manque de
liquidité n'est qu'une manière de soustraire l'administration à un
principe constitutionnel: Les jugements définitifs s'imposent à tous. Les
autorités publiques sont tenues de prêter leur assistance à leur exécution
(article 126 de la Constitution).
"La force obligatoire des
jugements implique la non sélectivité dans leur exécution", explique Abellatif
Ouahbi, avocat et parlementaire. "En plafonnant les crédits alloués
à l'exécution des jugements, l'article 8 bis permet à l'administration de
contrôler préalablement ce qu'elle va exécuter, alors que d'ordinaire, ce
contrôle doit relever du juge." L'esprit de la Constitution se trouve en
ce sens dénaturé, puisque "c'est le plafond budgétaire qui devient
obligatoire, plutôt que les décisions judiciaires".
Du reste, l'article proposé
pose un problème de hiérarchie des décisions. "Les crédits ouverts dans le
cadre du budget sont une prérogative du gouvernement, dont les décisions sont
hiérarchiquement inférieures aux jugements prononcés au nom du Roi",
renchérit Me Ouahbi, dans un billet adressé en début de semaine à la presse.
Pour le groupe de la majorité,
c'est plutôt une question d'équilibre. "Entre, d'une part, la force
obligatoire des décisions judiciaires et la nécessité de leur exécution, et
d'autre part, les contraintes liées à l'intérêt général et à la continuité du
service public", ce texte vise à faire la part des choses, se défendent
les rédacteurs de l'article 8 bis.
L'exécution des jugements
condamnant l'administration est un sujet sensible. Les condamnations
pécuniaires contre l'Etat et ses démembrements engagent fortement leurs
budgets. En 2015, les recours juridictionnels contre ses personnes de droit
public leur ont coûté 1,6 milliard de DH. Un coût qui ne comprend que les 5.321
décisions judiciaires notifiées à l'Agence judiciaire du Royaume
Or, pour l'administration,
"l'exécution des jugements recèle des difficultés pratiques. Celles-ci
tiennent essentiellement aux contraintes budgétaires, à la complexités des
procédures de paiement assujetties aux règles de la comptabilité
publique, mais aussi en raison de la multiplication des parties prenantes",
expliquent les rédacteurs de l'article 8 bis.