20/04/2011

Le conseil de la concurrence au Maroc est appelé à attirer l’attention du gouvernement sur les actions malsaines pour la concurrence dans le domaine des marchés publics

Entretien avec Abdelali Benamour, Président du conseil de la concurrence.
LE MATIN : Vous avez été reçu par S.M. le Roi qui a réaffirmé tout l'intérêt qu'il porte au renforcement du rôle du Conseil de la concurrence. Quel est votre sentiment par rapport à cela ? 
ABDELALI BENAMOUR : J'ai senti que Sa Majesté le Roi était dans une sérénité extraordinaire et que les réformes annoncées rentraient dans le cadre d'une vision bien assumée. Mais, dans cette vision assumée, Sa Majesté a aussi écouté les jeunes du 20 février. Sa Majesté m'a affirmé que l'objectif était de constitutionnaliser le Conseil de la concurrence d'un côté et, d'un autre côté, de passer du statut consultatif qui est le notre maintenant à un statut décisionnel avec possibilité d'auto-saisine. Cela dit, j'ai eu l'occasion de présenter à Sa Majesté le Roi le contenu de la réforme qu'on a proposée au Premier ministre depuis le milieu de l'année 2009. Donc, le projet de réforme du Conseil de la concurrence était là avant le mouvement des jeunes. Mais le 20 février a donné une nouvelle dynamique aux choses.

Sur quoi portait la proposition de réforme que vous avez présentée au Souverain?

Je lui avais dit qu'il y avait cinq points fondamentaux dans notre demande de réforme. Il s'agit de l'indépendance du conseil, du caractère général de sa compétence, de la dimension décisionnelle, de la possibilité d'auto-saisine et de la possibilité d'enquête.

Concernant l'indépendance du Conseil, comment comptez-vous la garantir ?

À travers d'abord la composition du Conseil qui ne doit avoir aucune couleur politique, pour éviter toute éventuelle subordination au gouvernement. Les membres d'un parti ou de l'exécutif pourraient être des acteurs économiques. De ce fait, ils risquent d'être juges et parties. On estime que le Conseil doit comprendre, outre le président, six experts. Trois économistes, trois juristes (dont des juges). Mais il ne faut pas qu'il y ait trop de juges, pour éviter que le Conseil ne se transforme en juridiction. On suggère la présence d'un ou deux représentants de l'administration, d'une personnalité ou deux du monde économique et d'un représentant ou deux de la société civile. Mais quand le Conseil a à traiter un cas, tous ses membres peuvent en discuter mais, quand il s'agit de trancher, seuls les experts et le président sont habilités à le faire. Les membres du Conseil doivent être connus pour leur compétence et leur probité. Et surtout sans appartenance politique. Pour ce qui est du président, je suis de ceux qui pensent qu'il faut éviter deux écueils lors de la nomination des hauts commis de l'État. Le premier écueil (actuel) : le ministre ou le Premier ministre propose un nom, S.M. le roi le nomme. Le haut commis de l'État ainsi nommé se sent libre de ne pas appliquer les directives du Premier ministre, puisqu'il est nommé par le Souverain. Il n'y a donc plus de logique dans l'action. Le second écueil : laisser la totalité au gouvernement qui peut dans ce cas nommer quelqu'un de proche de lui, un politique ou une personne qui n'est tout simplement pas faite pour le poste. Personnellement, j'ai toujours dit que ce haut commis de l'État devait être nommé par le ministre ou le Premier ministre, mais que le Roi aurait la possibilité de ne pas l'accepter pour éviter les deux écueils dont j'ai parlé. Pour le président du Conseil de la concurrence, j'ai même suggéré qu'il soit coopté par le Parlement. Certains m'avaient dit « alors, toi aussi tu vas sauter ». J'ai répondu « et alors ! ». Pour moi, le plus important c'est d'avoir un texte bon pour mon pays.

La question de compétence du Conseil risque de poser problème, sachant qu'il existe des régulateurs sectoriels comme la HACA, l'ANRT… ?

Actuellement, il y a une non-conséquence entre les différents textes. Il y a en effet la compétence du Conseil et la compétence des régulateurs sectoriels. Pis, même au niveau de la compétence des institutions sectorielles, les règles ne sont pas toujours cohérentes. Il faut homogénéiser tout cela en s'inspirant de ce qui est reconnu universellement : le régulateur national de la concurrence a compétence générale. Mais l'amont revient aux régulateurs sectoriels. L'ANRT par exemple est responsable des dossiers techniques, de la mise en œuvre de la concurrence dans le secteur, mais une fois tout cela fait et qu'un opérateur ne respecte pas les règles de la concurrence, à ce moment-là, c'est au Conseil d'intervenir. Parfois, quand le milieu est oligopolistique, une certaine proximité se crée, et là on rechigne à prendre des sanctions vis-à-vis de quelqu'un qu'on connaît et qu'on fréquente tous les jours. C'est pourquoi, il ne faut pas laisser la compétence générale aux régulateurs sectoriels. À côté de cela, il risque d'y avoir télescopage : un dossier peut être traité par l'ANRT et en même temps, on peut saisir le Conseil de la concurrence. Il risque d'y avoir deux avis. Donc nous, on propose la chose suivante : tout ce qui est en amont, relève de l'autorité sectorielle, tout ce qui est en aval, c'est du ressort du Conseil de la concurrence. On veut des choses claires et conformes à ce qui se fait partout dans le monde. Si la confusion n'est pas dissipée et qu'il y a demain un problème, on nous demandera des comptes. Le communiqué du Cabinet royal a été on ne peut plus clair.

Quid de la dimension décisionnelle du Conseil de la concurrence ?

Actuellement, cette dimension est seulement consultative. Et même quand on propose la déjudiciarisation de quelque chose, on doit proposer au Premier ministre et c'est à lui de voir. Nous, on veut statuer en tant que régulateur. Le Conseil, c'est comme un arbitre lors d'un match où il y a des règles de jeu (de la concurrence), les joueurs ce sont les entreprises. L'arbitre n'est pas contre les joueurs, mais doit faire respecter les règles. Il avertit, puis sort la carte jaune avant de sanctionner.

Le Conseil a toujours appelé de ses vœux d'être doté des pouvoirs d'auto-saisine et d'enquête. Dans quelle mesure c'est important pour vous ?

Actuellement, il faut qu'on attende que les autres (commissions parlementaires, associations ou chambres professionnels, syndicats..) nous saisissent pour pouvoir statuer. Ce qui n'est pas suffisant. Cette prérogative va rester, mais le Conseil aura en plus le droit de s'auto-saisir sur certaines affaires. Concernant le pouvoir d'enquête, cela signifie qu'on ait la possibilité d'aller enquêter quand il y a un problème. Maintenant, les entreprises ne sont même pas obligées de recevoir nos rapporteurs. Et quand on veut faire ce qu'on appelle l'enquête avancée, il faut qu'on fasse la demande auprès du ministère des Affaires économiques et générales. Son texte ne l'oblige pas à donner des réponses dans un délai précis, et lui-même n'a pas la possibilité d'exiger des réponses des entreprises. Pour être plus crédibles, il faut qu'on ait le pouvoir d'enquête avec, bien entendu, le droit d'accès aux dossiers et aux informations. Cela dit, je voudrais insister sur une autre dimension du Conseil, précisée dans le communiqué du Cabinet royal, mais qui semble passer inaperçue. À côté de la fonction de régulation classique avec sensibilisation et sanction, le Conseil jouera le rôle du plaideur auprès du monde économique. Dans le cadre de son action, le gouvernement pourrait prendre certaines mesures qui peuvent influer sur la concurrence (marchés publics, autorisations, aides de l'État, licences…) et déboucher sur des rentes. Il faudra donc attirer son attention sur certaines actions qui pourraient être malsaines pour la concurrence. On intervient à travers le plaidoyer et non par la sanction.

Pensez-vous que vos plaidoyers seront écoutés ?

Oui si on est accompagné par les médias, ce sont nos alliés les plus importants. Quand on formule un plaidoyer et que la presse en parle, le gouvernement devrait alors justifier pourquoi il ne l'a pas pris en compte. Donc il y a une fonction de régulation qui concerne les entreprises à caractère marchand publiques ou privées, mais aussi le plaidoyer qui s'adresse au gouvernement.

Le Conseil a-t-il les moyens de ses missions ?

Oui et non. On a une bonne équipe au sein de ce Conseil. Des juristes et des économistes de très bon niveau. On est fier d'avoir pu constituer cette équipe. Est-ce que cela suffit à faire face demain à toutes les attentes. Non ! D'ailleurs Sa Majesté nous a dit qu'Elle allait nous donner les moyens pour pouvoir assurer notre fonction, un travail de suivi moral et matériel. Mais, évidemment, il faut attendre l'année prochaine, car il faut que le nouveau texte régissant le Conseil soit voté, puis attendre la prochaine loi de finances. La réforme prend un peu de temps.

Qu'encourt un acteur économique qui enfreint les règles de la concurrence saine ?

Notre approche consiste à limiter le recours à des sanctions privatives de liberté et à les remplacer par les amendes financières. On a pensé à harmoniser nos sanctions avec les textes européens qui prévoient des amendes allant jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires. Pour nous, ce sera entre 4 et 10 %, car l'objectif c'est de sanctionner de manière à dissuader mais sans écraser. Si ce n'est pas assez, ce n'est pas dissuasif, si c'est trop, cela risque de tuer l'entreprise.

Si vous aviez le pouvoir décisionnel et la possibilité d'auto-saisine il y a deux ans, quels secteurs auriez-vous visés ?

Je ne répondrai pas à cette question. Car cela reviendrait à pointer du doigt des acteurs économiques. Au Maroc, les grands secteurs sont fondamentalement oligopolistiques. Si je vous donne un nom X, c'est qu'il y a un problème. Nous, on part du principe suivant : si on voit que les gens parlent de tel ou tel secteur, sans a priori, on fait jouer le principe de l'auto-saisine et on étudie le secteur. S'il n'y a rien, c'est tant mieux, s'il y a des choses, alors les règles vont s'appliquer à tout le monde.

La constitutionnalisation est-elle suffisante pour que le Conseil joue pleinement son rôle ?

J'ai l'impression que les gens parlent de la constitutionnalisation comme si c'était un galon d'honneur. La constitutionnalisation se justifie amplement. On vit dans un monde globalisé, la Constitution marocaine parle de la liberté d'entreprendre. Donc le marché est dans la Constitution. Si vous êtes pour l'économie du marché, il faut inscrire la régulation dans la Constitution.
Si vous vous contentez de l'inscrire dans une loi, demain un gouvernement libéral orthodoxe pur et dur peut changer la loi. Chose qui ne sera pas possible si les choses sont inscrites dans la Constitution.
Cela dit, je pense que la constitutionnalisation c'est un objectif en soi, mais c'est aussi un moyen pour renforcer le rôle du Conseil. Un moyen nécessaire mais insuffisant. D'où la nécessité de lois bien ficelées et d'une bonne gouvernance.